« L’histoire du marché de l’électricité montre que le “monopole public à la française” a été un frein au développement des énergies renouvelables »
L’économiste Emmanuel Buisson-Fenet et l’entrepreneur Pierre-Emmanuel Martin [membres fondateurs de l’association Nouvelles Rives] estiment, dans une tribune au « Monde », que c’est l’ouverture du marché de l’électricité et la pression des nouveaux acteurs qui ont permis l’émergence d’un éolien et d’un solaire compétitifs.
Tribune. La gauche, fragmentée et affaiblie, peu à même d’offrir à ses électeurs potentiels un horizon partagé, se serait-elle trouvé un nouveau mantra : transformer tout problème en « bien commun » sauvé par l’Etat central ? C’est ce que laisse croire une tribune consacrée au marché de l’électricité publiée le 31 mai dans Le Monde, qui semble réconcilier Thomas Piketty, Jean-Luc Mélenchon, Arnaud Montebourg, Eric Piolle et Benoît Hamon.
Le texte ne propose rien de moins que de faire de l’électricité un « bien commun » sorti du marché, ce qui signifie pour les auteurs de confier sa production, sa distribution et sa fourniture à un opérateur public qui serait le seul à investir dans la transition énergétique, avec le retour à un tarif réglementé, et une dose de « contrôle citoyen » pour faire bonne mesure.
Problème structurel
Cette tribune a de quoi désespérer ceux qui appellent de leurs vœux une transition énergétique efficace et juste, mais s’intéressent à l’économie de l’énergie, à l’histoire du marché de l’électricité, et aux expériences menées dans le reste de l’Europe.
D’abord, cette tribune semble ignorer les caractéristiques de base du marché de l’électricité. Elle affirme que le prix de l’électricité a augmenté à cause de la seule libéralisation du marché, en l’imputant aux frais de gestion et aux profits des opérateurs, ce qu’aucune statistique ne confirme. La hausse du prix de l’électricité au moment de l’ouverture à la concurrence ne doit pas être imputée naïvement à cette dernière, en confondant corrélation et causalité.
La hausse du prix s’explique par de multiples facteurs, comme la baisse du facteur de charge des centrales nucléaires d’EDF, la demande sociale d’une sécurité accrue des moyens de production et de distribution – l’enfouissement, ça coûte cher –, ou encore la hausse des prix des énergies fossiles, dont dépend le coût du kWh supplémentaire, le « coût marginal », nécessaire pour fournir de l’électricité lorsque la demande augmente. C’est un problème structurel sur ce marché : le prix de l’électricité dépend de celui du gaz et du pétrole, et le retour au monopole n’y changerait rien.
Autre vieille lune, la croyance dans le fait qu’un monopole public adossé à l’Etat investirait plus massivement et plus efficacement que tout autre acteur. C’est refuser d’abord de voir que tous les pays qui sont en avance dans la transition énergétique aujourd’hui font le choix inverse, parce que les acteurs privés sont plus à même d’apporter des solutions innovantes, et que les projets sont le plus souvent portés par une combinaison complexe entre investisseurs publics et privés, initiatives des collectivités territoriales et acteurs de l’économie sociale et solidaire, solutions impossibles en refermant le secteur public sur lui-même.
Mythe souverainiste
L’histoire récente du marché de l’électricité montre au contraire que le « monopole public à la française » a plutôt été un frein au développement des énergies renouvelables : leur part stagne depuis vingt ans à 20 % de la production électrique en France, alors qu’elle a cru partout ailleurs (autour de 40 % en Allemagne et en Italie, et plus de 60 % en Suède ou au Danemark). Le choix du nucléaire à l’âge d’or du souverainisme industriel gaullien et sa défense coûte que coûte par EDF ont considérablement retardé la transition énergétique.
Plutôt que de diaboliser le marché, c’est à l’inverse sous la pression des nouveaux acteurs que le secteur de l’électricité change rapidement aujourd’hui. L’ouverture du marché a permis l’émergence d’un éolien et d’un solaire compétitifs, de passer de « l’usager » captif à un « client » exigeant, et de soutenir les distributeurs alternatifs issus d’initiatives privées ou de l’économie solidaire, qui innovent sur tous les territoires.
Si les auteurs de la tribune n’aiment pas les consommateurs, ils adorent les « citoyens qui contrôlent ». Mais quel contrôle exercer en pratique sur un marché aussi complexe que celui de l’électricité, si on exclut tous les opérateurs contestant la domination d’un seul, et sans alternative aux investisseurs publics ? Suffit-il de remplacer les dirigeants d’EDF par des comités citoyens ?
Au prétexte de lutter contre les forces du marché, une telle tribune est en fait l’allié objectif de l’opérateur historique, faisant un bruyant silence sur la place du nucléaire dans la production d’énergie, et défendant le mythe souverainiste de « la casse d’un service public qui fonctionnait » avant que l’Europe ne le détruise avec son « dogme de la concurrence ».
Imaginaire prisonnier du passé
Dans un livre salvateur, La Gauche, la droite et le marché (Odile Jacob, 2017), l’économiste David Spector montre combien en France, la gauche et la droite, pour des raisons différentes, se caractérisent par une longue réticence à l’égard des mécanismes de marché et de l’analyse économique, alors même que cette dernière permet de mieux comprendre la complexité des marchés comme celui de l’électricité et d’en proposer une régulation efficace.
De fait, la gauche a souvent mis l’accent sur le rôle des « entreprises de service public à la française », malgré toutes les limites des monopoles, plutôt que de promouvoir l’intérêt des consommateurs et des citoyens en régulant plus efficacement les marchés.
Il ne suffit donc pas d’apposer les termes « bien commun » et « contrôle citoyen » pour sortir d’un imaginaire prisonnier du passé. Que reste-t-il alors de cette tribune pour nourrir les débats aujourd’hui ? Elle a son utilité, si elle permet d’indiquer en creux les pistes à suivre pour répondre aux défis de la transition énergétique.
D’abord, repenser la complémentarité des acteurs publics et du marché plutôt que diaboliser ce dernier, s’appuyer sur le dynamisme des entrepreneurs, la fécondité de la recherche internationale sur le sujet, les initiatives des coopératives, des collectivités territoriales et des acteurs locaux engagés dans la transition plutôt que sur l’Etat central, et enfin regarder ce que font nos voisins européens en matière de transition énergétique plutôt que leur tourner le dos.
Emmanuel Buisson-Fenet est président de Nouvelles Rives, laboratoire d’idée sur les métropoles, et Pierre-Emmanuel Martin est acteur de la transition énergétique et vice-président du syndicat AuRA Digital Solaire.